Corto Maltese, océan noir de Martin Quenehen, Hugo Pratt et Bastien Vivès

La reprise

On ne présente plus le personnage créé par Hugo Pratt dans sa Ballade de la Mer Salée. Au long de douze albums, le gentilhomme de fortune est devenu une icône, parfois un modèle ou une aspiration. Et beaucoup de mon âge l’avait en poster dans leur chambre d’étudiant au courant des années 90. L’auteur est décédé en 1995, nous laissant alors orphelins et rêveurs d’horizons lointains.

L’intérêt pour Corto s’était probablement fortement érodé depuis, ses albums moins lus par les nouvelles générations. Mais voilà qu’en 2015, 20 ans après la disparition de Pratt, deux espagnols talentueux, Canalès et Pellejero ressuscitèrent le héros au travers de trois albums parus à ce jour. J’avoue que si le dessin était bien là (celui de Pratt ayant fortement évolué au fil des ans, Pellejero a choisi celui des premiers albums comme les Celtiques par exemple), l’histoire du premier volume m’avait peu convaincu, Les deux suivants étant de meilleure facture.

Et voilà soudain une nouvelle reprise, surprenante à plus d’un titre, mais non dénuée d’intérêt.

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La reprise

Ce sont des français cette fois qui s’y collent, à savoir Bastien Vivès au dessin et Martin Quénehen au scénario. Vivès qui reprend Corto ??? Certes son style est épuré, et celui de Pratt l’était sur les derniers albums, mais l’association était a priori improbable. Alors est-ce que cela marche ?

Je suis partagé. Il y a plusieurs partis pris auxquels on adhère ou non :

Corto est jeune, plus que dans les albums de Pratt (sauf celui consacré à sa jeunesse lors de la guerre russo japonaise de 1905). Pourquoi pas, mais il semble avoir déjà plus vécu que ce que son âge pourrait laisser croire. Je ne pense pas que cela soit gênant pour autant.
Vivès le dessine d’ailleurs sans sa traditionnelle veste de marin et sa casquette, à l’instar de ce qu’avait fait Pratt dans la Jeunesse.

L’histoire se passe en 2001. C’est une première ; Pratt avait dessiné la vie de Corto de manière chronologique, du début de la première guerre mondiale (la mer salée), au début des années 30. Les rumeurs laissent penser que Corto aurait disparu durant la Guerre d’Espagne, il y a même quelques hommages de dessinateur montrant sa disparition durant ce conflit (Giardino par exemple montrant son exécution à Malaga en 39). Donc un Corto moderne ? Pourquoi pas, et pour que son attitude détaché des affaires du monde fonctionne, les auteurs ont su placer ses pérégrinations hors des zones fortement occidentalisées (donc Asie du Sud Est, Amérique du Sud), à l’exception d’une brève incursion au Japon (une vingtaine de pages, dont 12 dans un théâtre traditionnel). C’est à mon sens plutôt réussi.

le graphisme : Vivès fait du Vivès. Le dessin est très beau, mais il ne tente pas de raccrocher au style de Pratt. Or Corto, c’est un style : du noir et blanc puissant, et, sur les derniers albums, de grands aplats noirs insistant sur ce contraste très Yin et Yang. Là, on se retrouve dans des nuances de gris, plus douces, moins percutantes et qui, à mon sens, font plus perdre à « l’ambiance Corto » qu’elle n’apporte quelque chose.

 

L’histoire

C’est une quête qui va l’emmener de l’Asie à l’Amérique du Sud et à l’Espagne des conquistadors du XVIème siècle. Pourquoi ? Pourquoi pas. Corto n’as pas changé de ce point de vue. Il fait ce qui lui plait et ne fait pas ce qui lui déplaît. Et n’aime guère qu’on lui dise de s’abstenir, ce qui a souvent l’effet contraire à celui recherché.

L’histoire est fluide, bien davantage que ce que n’avait réussi Canalès, et c’est très appréciable. L’intrigue principale n’est pas ce qu’il y a de plus important. Un trésor à retrouver, un groupuscule japonais ultra nationaliste sur sa route (le fameux Océan Noir), un manuscrit ne révélant que lentement ses secrets… L’histoire demeure suffisamment en retrait pour ne pas manger sur ce qui fait souvent l’importance et l’attrait des récits de Corto : son attitude, sa réaction face aux événements, sa distanciation par rapport aux grands évènements du monde qui ne le concernent guère.

Et tout cela est très réussi, parfois un peu trop, car Corto en arrive à afficher parfois une passivité un peu déconcertante, seulement remis en selle par ses acolytes féminins.
Mais on retrouve bien cette fierté du personnage, cette certitude dans ses prises de position parfois motivée par la simple volonté d’être en opposition, mais toujours dans cette veine humaniste qui le caractérise. Le ton est d’ailleurs donné d’emblée, Corto peut tuer, mais il « ne tue pas pour de l’argent ».

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Les personnages secondaires

Corto c’est aussi des personnages secondaires hors du commun, très forts. On retrouve là Raspoutine, éternel compagnon et ennemi ou ami de Corto suivant l’occasion. Son apparition est improbable, mais elle l’était souvent aussi chez Pratt. Elle est mieux maîtrisée, je pense, que chez Canalès, car sa présence n’est pas forcée, il ne s’accroche pas au récit. Il reste tant qu’il a un rôle, et un intérêt propre de demeurer avec Corto, puis disparaît dès que son but le porte ailleurs. Son apparition n’était a stricto sensu pas nécessaire mais elle est plutôt réussie. Et, non, Raspoutine n’est pas un passage obligé dans un récit de Corto (il faut relire Pratt si on ne le croit pas, toutes les Ethiopiques par exemple dans lesquelles Cush le remplace avantageusement).
Pour les autres, les méchants de l’histoire (même s’il n’y a aucun manichéisme) sont bien campés, tout comme les agents de la CIA. Et surtout il y a une très belle création dans le personnage de Gerson, le jeune péruvien qui sait qu’il n’a d’avenir que par la voie de l’illégalité. Il est pile dans le ton et que l’on pourrait retrouver si d’aventure les auteurs voulaient réaliser un second volume.

Enfin, il y a les femmes. Je ne les cite pas en dernier par misogynie, mais bien parce qu’elles sont les vraies héroïnes de l’aventure. Plus encore que dans les récits d’origine. Freya la journaliste, Raua la combattante péruvienne, et l’agente des services secrets japonais portent le récit, comme si Corto ne faisait finalement qu’y passer. Toutes comprennent mieux le monde que lui et les enjeux derrière sa quête, derrière l’histoire qu’il vit. Toutes sont belles et attirantes comme le sont toujours les femmes de Corto.

Avec Freya, Vivès rompt cependant avec Pratt qui laissait toujours la place à la suggestion plutôt qu’au voyeurisme, peut être un peu facile et sans grand intérêt (mais bon, c’est un trait caractéristique de Vivès il suffit de lire ses autres ouvrages).
On peut se demander si l’album fonctionnerait sans référence à Corto (en imaginant un autre nom et un autre visage pour le héros). Je pense que oui, mais avec moins d’impact et bien évidemment moins de succès. Après tout, la référence à Corto fait que ceux qui connaissent lisent l’aventure avec tout le background de Pratt, et ceux qui ne connaissent pas pourraient être tentés de s’y plonger. Donc une réussite dans l’ensemble.

 

Donc je recommande cette lecture pour passer un bon ou très bon moment…

Détails

  • Éditeur : Casterman
  • Nombre de tomes : 1
  • Parution : septembre 2021
  • Scénario :Martin Quenehen et Hugo Pratt
  • Dessins : Bastien Vivès

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